Désinformation, Nucléaire
et
Éducation Nationale en France

Michel Karatchentzeff

Fondation Louis de Broglie, 23, rue Marsoulan, 75012 Paris, FRANCE




Avertissement :

La version anglaise de ce texte est publiée dans la revue The International Journal of Nuclear Knowledge Management, Vol 1, No 4, 2005. Cette version française, qui sert de référence, peut être trouvée sur le site http ://MichelKaratchentzeff.free.fr . Pour toute correspondance, s'adresser à mk@ccr.jussieu.fr

Résumé :

Certains pensent que le nucléaire va se développer à nouveau en France sans problème. Ils se trompent : ils vont se heurter aux nouvelles générations qui sont éduquées pour être antinucléaires. Cet article développe l'un des moyens par lesquels elles ont été formées.




1. Bref historique de la radioactivité et du développement de l'industrie nucléaire en France.

C'est en France qu'a été découverte la radioactivité naturelle et qu'ont été quantifiés et mesurés ses premiers effets, et il faut bien reconnaître qu'au départ, cette prodigieuse découverte intéressait si peu les Français enthousiasmés alors par les rayons X de Roentgen qu'il ne fallut pas moins qu'Henri Becquerel, Marie Curie et Pierre Curie ne reçoivent le prix Nobel pour que l'on accepte de donner à Pierre Curie le poste de professeur à la Sorbonne qu'il a brigué longtemps, alors qu'il était déjà un savant universellement reconnu par ses travaux sur la symétrie, sur le magnétisme, sur la piézo-électricité [1]

La recherche dans ce domaine s'est, bien sûr, rapidement développée à l'étranger, en Allemagne avec Otto Hahn, au Canada, puis en Angleterre avec Ernest Rutherford et Frederick Soddy. Et il aura fallu toute l'énergie et l'efficacité d'un petit groupe de savants comme André Debierne, Marie Curie, Paul Langevin, Jean Perrin,... pour que la France conserve dans ce domaine la place qu'elle détenait ; le second prix Nobel décerné à Marie Curie en est la confirmation la plus visible.

C'est dans ce contexte de concurrence acharnée oû les découvertes foisonnaient (neutron, positon, chimie nucléaire... ) que Frédéric Joliot et Irène Curie ouvre au début des années 1930, un nouveau champ de recherches en découvrant la radioactivité artificielle. L'étape suivante sera la découverte des réactions en chaîne et de l'énergie qu'elles libèrent, énergie qui sera utilisée par la suite, soit comme source de chaleur dans les centrales nucléaires (on parlait alors de piles atomiques), soit comme explosif dans les bombes nucléaires (improprement dites, atomiques). Frédéric Joliot et ses collaborateurs en étaient parfaitement conscients comme en témoignent les brevets qu'ils ont pris juste avant la Seconde Guerre Mondiale.

Cette dernière verra, du fait de l'occupation de la France et de la volonté des responsables américains, une mise en sommeil des recherches des savants français dans ce domaine. Mais ces derniers sauront en faire comprendre l'importance au général De Gaulle qui, dès les débuts du recouvrement de l'indépendance de la France, leur donnera les moyens de reprendre leur travail.

Tout était à faire, à comprendre [2] ; la recherche de la matière première dans le pays, l'uranium, son extraction, la protection du personnel aussi bien dans les mines que dans les laboratoires, la construction des piles, la transformation de l'énergie en électricité ... Des équipes de gens enthousiastes s'y attelèrent, travaillèrent dans la foi, la camaraderie et l'amitié. Ils étaient peu nombreux, mais efficaces. Leurs responsables étaient là pour les conduire, leur aplanir les difficultés. Les règlements, qu'ils élaboraient au fur et à mesure de leurs expériences, les protégeaient dans leur avancée, sans les contraindre.

En un peu plus de vingt cinq ans, ils accomplirent leur tâche. Lors du premier choc pétrolier, ils avaient construit pour la France, et pour la Science, une industrie sûre, indépendante, dont ils maîtrisaient les ressources, le fonctionnement et les déchets [3] . Il ne restait plus qu'à la développer. Ce fut fait en quelques années. Il ne faut pas être dithyrambique, mais il faut savoir reconnaître un exploit, c'en fut un, et le saluer.

Alors, pourquoi se plaindre ?

Parce que les Français sont passés de l'indifférence du début du xx° siècle, à l'engouement irraisonné des années 1920 [4] , puis au soulagement créé par l'utilisation des armes nucléaires qui ont mis fin à la Seconde Guerre Mondiale, pour en arriver à une peur d'un nucléaire pacifique qui, pourtant, les entretient dans une richesse que bien d'autres peuples envient. Combien de Français savent qu'à l'heure actuelle, si on supprimait l'industrie nucléaire, on diviserait instantanément leur pouvoir d'achat par deux, et bientôt trois ?

Pourquoi en est-on arrivé là en quelques années ? Cet écrit pourrait être l'une des réponses à cette question. L'indépendance énergétique de la France correspond bien évidemment à :

En résumé, un pays dont l'énergie est indépendante de l'étranger, comme la France, intervient négativement pour certains sur le marché mondial

Il est facile de concevoir que cette façon de faire n'est pas du goût de tout le monde et que le meilleur moyen de « renverser la vapeur » est de faire perdre à la France

Sans chercher à voir partout des complots systématiques, il est évident que divers intérêts, qui sont contrariés par l'indépendance énergétique de la France, peuvent réagir dans des directions qui concordent. On peut se demander, par exemple, pourquoi, alors que la plupart des associations qui s'occupent, en France, de la protection de l'environnement voient leurs ressources baisser, d'autres à vocation « antinucléaire » cherchent encore à embaucher des collaborateurs rémunérés ; on peut se demander pourquoi la plupart des journalistes parlant du nucléaire ont une position négative sur ce sujet.


2. Propos de cet article.

Le propos de cet article est de montrer, sur un cas particulier, comment, de manière consciente ou inconsciente [6] , on peut manipuler l'opinion de la génération actuelle, et, ce qui est beaucoup plus grave, l'opinion des générations à venir.

L'exemple que j'ai choisi est celui de l'information donnée sur le nucléaire aux enseignants de l' Éducation nationale et, par conséquent, à leurs élèves, nos enfants et petits-enfants.

En France, l' Éducation nationale a créé un organisme, le Centre national de documentation pédagogique (CNDP) [7] qui, entre autres activités, édite une revue nommée tdc (textes et documents pour la classe) qui est envoyée dans toutes les bibliothèques ou les centres de documentation et d'information (CDI) de tous les collèges, lycées, instituts universitaires de formations des maîtres (IUFM) ... dépendant de l' Éducation nationale (enseignement public ou privé sous contrat). Ce qui veut dire que tout professeur [8] , tout élève qui se pose, ou à qui l'on pose, une question sur n'importe quel sujet commencera par se rendre à la bibliothèque ou au centre de documentation de son établissement, et il y trouvera partout, j'insiste : partout, la même information qu'il recueillera en toute bonne foi, ce qui est tout à fait normal.

Le numéro 785 de tdc est consacré au nucléaire ; il est daté du 1er au 15 décembre 1999. et je vais relever un certain nombre d'éléments qui me semblent anormaux et les commenter le plus brièvement possible. Le choix de ces éléments est évidemment subjectif, mais il est loin, de mon point de vue, d'être exhaustif. Il m'est tout à fait possible de montrer que l'ensemble des commentaires que je peux faire sur ce numéro ferait plus que doubler le nombre de pages de ce dernier. Je cherche simplement à attirer l'attention du lecteur sur un problème de désinformation ou de mésinformation que je crois redoutable car il imprime dans le cerveau du lecteur des réflexes qui le feront réagir naturellement, plus tard, dans un sens déterminé, à savoir le refus du nucléaire [9] .


3. Commentaires sur le n° 785 de « tdc » .

Le premier élément qui apparaît est le titre du numéro : « Le nucléaire. Une énergie en débat » . Le ton est donné, et l'on peut lire en page 7 : « Même si, en France, l'opinion publique reste majoritairement favorable [au nucléaire], la nécessité d'un débat de fond est aujourd'hui posée » . Par qui ? On n'en sait rien. De l'histoire à cette date (1999) de l'industrie nucléaire en France, il n'en sera pas question. Pas plus que du cadre imposé par la loi votée par les deux assemblées [10] qui établit un programme de développement et de recherches. Autrement dit, le « débat » , décidé par on ne sait qui, met tout à plat, repart à zéro sans tenir compte du passé.

De son côté, la rédactrice en chef écrit : « TDC ne prône aucune solution, mais cherche à donner un aperçu objectif des éléments en lice ... », mais n'hésite pas à intituler son éditorial : « Nucléaire : un avenir qui se fissure ? » . Pour ce qui est de l'objectivité, la signification de ce mot est parfaitement illustrée sur les deux pages suivantes formant le sommaire du numéro ; elles reprennent le titre («  Le nucléaire Une énergie en débat  ») ; elles montrent l'image d'une poubelle domestique étiquetée radioactive dont le couvercle n'arrive pas à contenir ses déchets, laisse se dégager une fumée et bascule entraînant avec lui un village ; ce couvercle supporte également une ronde de personnages et une banderole « protégeons l'avenir » . Tout un symbolisme ! (Figure 1). Le parti choisi par la rédaction, contrairement à ses affirmations, est ainsi clairement désigné.

Figure 1. Dessin des pages 4-5 illustrant le sommaire du numéro 785 de tdc.

Maintenant que les prémices sont posées, et pour éviter une fastidieuse critique paragraphe par paragraphe de la revue, regardons maintenant comment auteur et rédaction vont « faire passer leur message » en ne donnant que quelques exemples et en laissant le lecteur découvrir les autres. La technique consiste à :

Figure 2. Une explosion nucléaire souterraine si l'on en croit la légende p.10 du numéro 785 de tdc.


4. Commentaire général.

Ce qui vient d'être présenté n'a, je le répète, aucun caractère exhaustif ; et de loin. Il montre, à l'évidence, le caractère partial antinucléaire qui est proposé comme information aux professeurs et élèves de l'enseignement secondaire et primaire en France.

Ce dossier est réalisé par un professeur des universités de Paris VIII, spécialiste de géopolitique ou de géoéconomie comme le montre une simple recherche sur Internet. Ce n'est donc pas à un ingénieur, un technicien du nucléaire ou à un physicien que l'on s'est adressé, ce qui n'aurait, au fond, pas d'importance si l'auteur avait quelque compétence dans ce domaine.

Ce n'est pas le cas. Il y a donc tromperie.

Si un enseignant ou un étudiant étudie le dossier, ce sera, dans la plupart des cas [11] , pour avoir des informations techniques. Or la présentation de la radioactivité (p.8) est une bouillie dans laquelle tout est mélangé et oû le lecteur apprendra en particulier que Pierre et Marie Curie sont parvenus à « isoler à partir de l'uranium [...] le polonium et le radium », ce qui, j'espère, leur vaudra un nouveau prix Nobel à titre posthume ; l'affirmation, déjà mentionnée, « la radioactivité artificielle fut d'abord utilisée à des fins militaires » montre une égale méconnaissance des travaux de Frédéric et Irène Joliot-Curie. Cela continue dans la documentation où (p.24) l'irradiation reçue au cours d'examens ou traitements médicaux est qualifiée d'artificielle, ce qui induira le lecteur en erreur ultérieurement et oû apparaît une nouvelle radioactivité, qualifiée de « mixte » , présente dans l'air et les produits alimentaires. Le becquerel n'est pas défini, pas plus que le lien existant entre le radon et l'uranium naturel.

On ne trouvera aucun schéma de fonctionnement d'une centrale nucléaire, il n'est pourtant pas bien difficile de s'en procurer, mais on aura compris, à la lecture de ce qui précède que de donner des éléments techniques pour avoir un avis sur la question n'est pas le but du dossier proposé.

Par contre, il est proposé, en fin de dossier pour « élargir le sujet » deux autres numéros de tdc dont l'un est intitulé « Le gaz naturel, une énergie d'avenir » (n° du 31.03.1999). Son auteur est le même. Je laisse au lecteur le soin de conclure.


5. Conclusion.

Le texte de tdc ne contient pas que des erreurs, c'est évident, mais il est très souvent tendancieux, et de façon négative ; de nombreuses photographies défavorables au nucléaire, dont les légendes sont fréquemment calomnieuses, sont adjointes ; et il est bien connu que, lorsqu'on lit un article, on commence par regarder les figures et leur légende, et que ce sont elles qui laissent une impression durable. L'ensemble est simplement scandaleux.

Un tel faisceau de faits, convergeant toujours dans le même sens, ne relève pas du hasard, mais il est hors du sujet de cet article de rechercher l'origine de ces coïncidences. Son propos était de montrer que l'information était dirigée dans un certain sens. C'est fait.

Le document en question a paru en décembre 1999 ; il a été à la disposition d'au moins 16 « générations » d'élèves (4 années du primaire, 7 du secondaire et 5 ans de parution), sans parler des professeurs ou des étudiants de l'enseignement supérieur.

Il a été lu ; c'est évident puisque les écologistes ont fait assez de publicité antinucléaire pour « déclencher » de multiples enquêtes, des dossiers sur le sujet dans les classes.

Des parents d'élèves l'ont lu ; de tous milieux ; et l'on sait que nombre de cadres suivent en général de près les études de leurs enfants.

Il n'y a pas eu, à ce que je sache, la moindre réaction

Quand retrouvera-t-on un responsable comme le général De Gaulle qui, ayant appris en quelques minutes lors d'un voyage au Canada pendant la Seconde Guerre Mondiale [12] , l'existence et l'importance de l'énergie nucléaire, a donné, dès sa libération, les moyens à la France de reprendre sa place et son indépendance, ouvrant la voie que d'autres ont appelé ultérieurement les « Trente glorieuses » ?

Depuis plus de vingt ans, on s'acharne à détruire ce qui est à la base du niveau de vie des Français, et personne ne proteste.

Quand nos responsables comprendront-ils que le nucléaire est et reste l'avenir de la France, que c'est de plus la survie du Tiers-Monde ? Et si d'aucuns croient que l'on voit « le bout du tunnel » en France pour la résurgence du nucléaire, ils se trompent lourdement : avec les générations actuellement formées par des documents comme celui que je viens de détailler, nous ne faisons qu'y entrer.


Remerciements

L'auteur tient à remercier tout particulièrement M. Lung de l'intérêt qu'il a manifesté pour ce travail et pour ses précieuses remarques.


Michel Karatchentzeff
Last modified: Thu Jun 2 15:12:13 CEST 2005